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LA RIVIERE GLACEE
10 juin 2007

Le lendemain matin, Borg se réveille tard. Il met

    Le lendemain matin, Borg se réveille tard. Il met un moment à émerger dans la réalité, puis pousse le fameux cri de victoire de sa jeunesse : « Montjoie Saint-Denis ! » Encore une belle journée de vacances avec son copain. Il se lève, passe devant la chambre de Jeannot et voit la porte grande ouverte. Personne. Il est déjà levé l’increvable ! Il se dirige en pyjama vers le salon, et là, surprise ! Jeannot est devant la fenêtre, vêtu d’un pantalon bleu foncé, d’un gilet assorti et d’une très belle chemise blanche, ornée d’une Lavallière de soie bleue. Il a attaché ses cheveux sur la nuque avec un ruban bleu lui aussi. Avec son teint hâlé et ses grands yeux clairs, il est magnifique. Borg reste pantois et lui dit :

-  « Jeannot, tu me réserves toujours des surprises étonnantes, tu as l’air d’un marquis ! »

-  « Ne te fous pas de moi, mon gars, j’ai mis mes beaux habits pour ne pas déparer chez toi, et c’est tout. »

-  « Et… tout ça sort aussi de ton sac ? »

-  « Vouai, mais là tu as tout vu, les fripes de voyage, mes beaux habits, et mon manteau, avec les sous-vêtements et le duvet, plus les gamelles, ça fait un bon sac, et il reste les poches pour la bouffe et la flotte…. Ce qui est dommage, c’est que je n’aie pas d’autres tatanes, mais on fera avec. »

Borg n’a pas remarqué que Jeannot porte de gros tennis. L’effet est si surprenant qu’il éclate de rire.

-  « Tu chausses du combien ? »

-  « Un bon 43. »

-  « Ça tombe bien, moi aussi, je vais t’en prêter une paire, va dans le placard de ma chambre et regardes si tu trouves quelque chose qui te convienne, pendant ce temps, je vais aller boire mon café. »

Borg déjeune en vitesse et passe dans la salle de bains, il a horreur de traîner en pyjama. Quand il sort en peignoir, Jeannot l’attend dans le couloir, avec au pied une paire de chaussures bleu sombre. Il dit :

-  « J’ai mis un moment à choisir, il y en a pour tout un régiment ! »

Borg sourit et répond :

-  « Le principal est que tu aies trouvé chaussure à ton pied ! Je vais te laisser un moment ce matin, j’ai des affaires à régler et des gens à voir. Mais j’ai pensé qu’on pourrait prendre un bateau-mouche cet après- midi ou ce soir, si tu préfères Paris by night. »

-  « Paris by night is really the best. »

Borg retient sa surprise, et ne lui demande pas où il a appris l’anglais, pendant un voyage sûrement. Il est décidé à ne plus s’étonner de rien en ce qui concerne son étrange compagnon.

Pendant l’absence de Borg, puisque celui-ci lui a dit de faire comme chez lui, Jeannot entreprend l’exploration de la vidéothèque, espérant trouver des westerns. Pas de westerns. Il se dirige alors vers les disques et cassettes et là, miracle! Il y a tout ce qu’il faut pour satisfaire un mélomane : musique classique, moderne, et jazz. Des bonnes choses. Jeannot fait son choix et s’installe dans un fauteuil pour écouter la merveille : Les gnossiennes d’Erik Satie interprétées par Daniel Varsano. Soudain, on sonne à la porte.

-  « Mille sabords, on ne peut pas être tranquille dans cette piaule ! »

Quand il ouvre la porte, il se trouve en face d’une grande et belle dame d’un certain âge qui lui dit :

-  « Bonjour Monsieur, vous êtes sans doute l’ami de mon fils, dont m’a parlé Madame Belbish. Elle m’a prévenue que Borg était rentré chez lui, et je suis venue tout de suite. »

-  « Enchanté, madame, mais je suis désolé de vous annoncer que Borg s’est absenté un moment. »

-  « Puis-je, Monsieur, vous demander d’entrer l’attendre ? Cela fait si longtemps que je me languis de lui ! »

Ils entrent tous les deux dans le salon, et s’assoient.

-  « Ah mon pauvre ami, si vous saviez tous les soucis que cet enfant m’a donnés ! Mon fils, c’est mon chemin de croix, Monsieur, croyez-moi. Pourtant, nous avons tout fait pour lui, mon mari et moi, mais en vain. Jusqu’à la semaine dernière où il disparaît sans rien dire. Vous imaginez, Monsieur, l’angoisse d’une mère ! Là encore, je lui avais bien dit que c’était une erreur, ce mariage, mais il n’a rien voulu entendre. Remarquez, cette petite, je n’ai rien contre elle, mais il est toujours aléatoire de ne pas se marier dans son milieu… Mais je vous ennuie peut-être avec mes histoires ? »

Jeannot sent son nez qui le gratte, ce qui est chez lui signe de colère. Comme il sait combien ses colères peuvent être violentes quand il s’y laisse aller, il se contrôle. Il déteste qu’on dise du mal de ses potes. Mais il n’est pas chez lui, et c’est la mère de son pote. Alors il décide de faire diversion :

-  « Madame, Puis-je me permettre de vous offrir un café ? »

-  « Volontiers, c’est très aimable à vous. »

Jeannot s’enfuit vers la cuisine en respirant profondément pour se calmer. Il reste assez du café de ce matin pour deux tasses. On va le réchauffer, se dit Jeannot, c’est tout ce qu’elle mérite cette pétasse. Pendant qu’il prépare un plateau, il entend des pas dans le salon, puis des bruits de papiers. « Elle ne serait pas en train de fouiller dans les paperasses de Borg, cette mégère, quand même. » Se dit-il. Il attrape le plateau en vitesse et retourne au salon. La femme est assise dans son fauteuil, l’air innocent.

Il pense très fort : « Tu n’es pas chez toi, ne la ramènes pas. »

Il sert le café, et tout aurait encore pu bien se passer, si la mère de Borg n’avait pas recommencé sa plaidoirie contre son fils. Jeannot la laisse parler, il la regarde en l’écoutant, surtout les yeux. Alors la femme remet ça, ses calomnies se font plus insidieuses, elle dénigre à grands coups de langue, elle salit à grands coups de bave ce fils, son fils unique, qu’elle hait. Jeannot voit son regard vide et glacé. Il comprend alors : C’est une fêlée. Cela stoppe net sa colère, et c’est très calmement qu’il lui dit :

-  « Madame, avec tout le respect que je vous dois, si vous n’avez pas quitté cette maison d’ici trois secondes, je vous fous dehors en vous bottant le cul façon dix-huitième. »

Jeannot se retrouve tout seul, assez ennuyé tout de même d’avoir viré la virago. Comment son pote va-t-il prendre ça ? C’est vrai qu’il ne croyait Borg qu’à moitié quand il parlait de sa mère. Comment une mère peut-elle ne pas aimer son enfant ? Un père, encore, ça peut se comprendre, mais une femme qui a porté son petit dans son bide pendant neuf mois, qui l’a vu naître, grandir… C’est vraiment une fêlée.

Dès que Borg entre dans le salon, il trouve son ami occupé à écouter des disques. Il voit tout de suite que quelque chose ne va pas… Comment dire ? …C’est imperceptible, mais on dirait qu’il est « éteint. »

-  « Il y a un problème, Jeannot ? Tu as mal au ventre ? Tu t’es senti seul ? »

-  « Eh bien ça serait plutôt le contraire, figures toi. J’ai eu de la visite : ta mère. »

-  « Ma mère ? Mais je ne l’ai pas encore appelée… Ah ! C’est la Belbish, sans doute, elle va m’entendre, celle-là. Et alors, cela s’est bien passé ?

-  « Ça aurait pu mieux se passer… »

Alors il lui raconte la visite d’un air penaud, et la manière dont il a « viré la vieille en bonne et due forme. » Chose surprenante, il voit son pote partir dans un fou rire incoercible. Impossible de l’arrêter, c’est la crise. Borg pense à sa mère, menacée par un marquis du XVème, de se faire botter le cul façon XVIIIème, et le rire reprend, jusqu’aux larmes.

-  « Je suis content que tu le prennes comme ça, je craignais ta réaction. Ceci dit, il ne faut pas lui en vouloir à ta mère, c’est une fêlée, la pauvre. »

Borg se calme et lui demande :

-  « Voilà plusieurs fois que je t’entends parler des fêlés. Tu veux dire quoi, par fêlé ? »

-  « Je veux dire que pour moi, dans le monde, il y a trois sortes de gens qui ne sont pas dans la norme : les fadas qui sont nés comme ça les pauvres, le cerveau mal fini. Les dingos qui ont disjoncté pour une raison ou une autre, et qu’on peut récupérer, mais ces deux catégories là, sont sans danger, et puis les fêlés. Et quand je dis fêlés, c’est qu’ils ont vraiment une fêlure dans la tête par où tout le bon est sorti. Il ne reste plus que le mauvais, et alors, il faut faire gaffe à soi, parce qu’ils n’ont qu’une passion dans la vie : détruire tout et tout le monde, des fêlés, quoi. »

Borg hésite entre le rire et l’admiration. Il aimerait confronter Jeannot à un de ses collègues psy, le résultat de l’échange de point de vue pourrait être surprenant. Mais ce schéma simpliste est loin d’être bête.

Il est parfaitement d’accord avec Jeannot en ce qui concerne sa mère. Quand il était plus jeune, il la nommait « cœur sec, langue de vipère », puis plus tard « vipère au poing », selon le roman du même nom. Il se souvient qu’il avait inscrit sur son bureau : « Peau de vache, j’aurai ta peau », et autres mouvements de révolte du même style, qui le soulageaient sur le moment, mais le rongeaient de remord par la suite. Comment haïr sa mère quand on est un petit garçon ? Il n’y est jamais vraiment parvenu. Mais il a appris à se méfier. Ne rien dire, ne rien voir, ne rien entendre. Car chaque chose qui lui tenait à cœur semblait disparaître sans qu’il sache pourquoi. Toutes les choses qu’il n’aimait pas revenaient toujours. Sans cesse être critiqué, dénigré, rapetissé. Il sait qu’en psy, on appelle cela perversité, mais il préfère s’en tenir au terme de Jeannot : fêlée, c’est moins dur à porter.

Jeannot le voit silencieux et lui demande :

-  « Mon petit gars, je ne t’ai point fait de mal, au moins, avec ma grande gueule ? »

-  « Non, au contraire, tu m’as permis d’exorciser une vieille histoire. Mais si tu veux bien, nous ne parlerons plus de ma mère. En espérant qu’elle me laisse en paix, ce qui semble aléatoire. A chaque jour sa peine. En ce qui nous concerne, j’ai réservé deux places pour le bateau-mouche ce soir, et j’ai fait quelques courses pour midi. A toi de savoir ce que tu veux faire cette après-midi. »

-  « Si on sort ce soir, j’aime autant rester peinard à la maison, à moins que tu n’aies envie de te balader. Et… Je… En fait j’aimerais que tu m’expliques ce que j’aurai à subir comme examen demain. Voilà. »

-  « Tu te fais du souci mon Jeannot, mais moi je suis sûr que tu n’as rien de grave. Il faut une analyse de sang, et je m’en occuperai moi-même, puis une échographie des intestins. Ne t’inquiètes pas, tout ceci est sans douleur. »

- « Tu es sûr que je n’ai rien ? Pourtant tu n’avais pas l’air tranquille à l’hôtel, l’autre jour. »

-  « Tu as raison, j’étais inquiet, mais depuis, il m’est venu une espèce de certitude. »

-  « Alors, les examens, ce n’est plus la peine ? »

-  « Si, on doit vérifier, je ne peux pas me contenter d’une intuition pour une chose aussi importante que  ta santé, mon Jeannot. »

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